Actualités

Lettre du lauréat français du Concours d’écriture « 100 ans Labor et Fides »

Concours France
Vous allez passer une soirée avec une vieille dame de 100 ans qui parle de Dieu. Vous lui écrivez pour lui exprimer ce que vous redoutez et ce que vous espérez de cette rencontre.

 

Lettre de Julien Duvivier, lauréat français du concours

Lyon, le 25 mars 2024

Très chère amie,

La formule n’est pas que de politesse. Car si votre grand âge et la perspective de notre rencontre m’imposent une certaine déférence, c’est bel et bien à une amie que j’écris cette lettre. Une vieille et illustre amie pour qui je ne suis qu’un parmi mille autres, et qui pourtant m’est chère, si chère.

Si les gens savaient la place qu’ils peuvent prendre dans une vie en alignant de simples mots, en posant une virgule ou en s’autorisant une parenthèse, il y aurait beaucoup moins d’aspirants écrivains. Il n’y aurait que des écrivants, âmes brûlantes se saisissant d’un clavier pour qu’un ardent désir, une joie imprenable ou une sainte colère s’émancipent et puissent exister ailleurs qu’en un seul corps. Il y a bien dans ce geste d’écrire deux grands risques: celui d’être bavard, babillant, bruyant, et celui, bien plus grand et périlleux, de se faire des amis. De ces amis dont on ignore qu’ils aiment notre fréquentation tant ils sont discrets et pudiques, mais qui attendent tant de nous. J’ai tant attendu de vous.

Vous m’avez, vous en souvenez-vous, parlé il y a quelques années d’un autre Dieu. Une histoire d’enclos dont il fallait sortir pour le rencontrer. De mémoire. Je crois que j’ai aimé cette conversation qui m’a laissé pendant quelques jours le cœur tout chaud. Je sais que vous n’êtes pas du genre à forcer les portes, préférant les entrouvrir pour que le rai de lumière qui pénètre donne envie à celui qui la cherche de se saisir lui-même de la poignée. Vos livres sont ainsi faits qu’ils suscitent des vocations qui ne sont ni des métiers ni des sacerdoces. Dieu s’y fait tout petit, adossé à l’ombre d’un point virgule. Il attend, n’espère rien de plus qu’un soupir, une rêverie entre deux lignes nous éloignant du vacarme du monde et nous rapprochant d’un cœur à cœur indiciblement beau. J’aime cela en vous: nous parlons de choses banales, légères, nous rions, nous pleurons ensemble, et puis Dieu s’invite entre le coq et l’âne, repart sans dire au revoir, se réinvite, puis s’en va de nouveau. L’impoli. L’insaisissable. L’irrévérencieux. Vous êtes si vieille que parfois je me demande si ce n’est pas Lui qui a été fait à votre image et à votre ressemblance.

Cette invitation à « parler de Dieu » ne vous ressemble pas d’ailleurs. Elle me rappelle ce jour où mon père a voulu me parler avec sérieux des “choses de la vie qu’un homme doit savoir”. Plus maladroit et pudibond que jamais, il en était touchant cela dit. Mais quel malaise! Est-ce à ce genre de conversation que vous voulez me convier? J’entends bien qu’à cent ans l’imminence d’un départ puisse susciter quelque urgence à transmettre l’essentiel sans trop s’encombrer de précautions et de détours diplomatiques. Mais quand bien même vous seriez l’ambassadrice de Dieu sur terre, je ne vous imagine pas défendre ses couleurs en robe de cocktail avec des mots choisis par un professionnel du babillage. Vous connaissant bien, je ne peux imaginer un tel égarement et ne vous ferai donc pas l’affront de m’offenser de cette invitation maladroite: j’ai acquis grâce à vous le pouvoir de pardonner et choisis donc de vous faire confiance, d’épouser l’intranquillité dans laquelle vous me plongez, au risque de mettre en péril la forteresse idéale que j’ai bâtie autour de vous.

Comptez donc sur ma présence. Au fond, je me réjouis sincèrement de cette rencontre. Vous me donnez l’occasion d’espérer vous entendre parler de choses dont je n’ai jamais osé m’entretenir avec vous. Nos échanges sont comme une danse pour moi. Vous en êtes la guide, je me laisse emporter. Dans l’élan de nos corps en mouvement, je réprime souvent la question trop formelle; vous savez, celle qui vient à contre-temps et que l’on pose sur un ton ampoulé. Pour séduire, pour ne pas trop vivre intensément, à visage découvert et à corps perdu. Dans ces moments, je redoute d’entacher la musicalité de notre rencontre, comme un pas maladroit venant écraser vos délicats orteils. Et comme je vous sais trop clairvoyante pour ne pas percer à jour mes questionnements patauds tout juste enrobés d’un vernis théologique écaillé, voici sans fard ni déguisement la liste des trois questions enfantines que j’ai spécialement envie de vous poser, à vous, mon amie.

  • Est-ce que Dieu aime vos livres? Il les a tous lus?
  • Si Dieu est jaloux, est-ce vraiment un vilain défaut?
  • Racontez-moi la dernière fois qu’Il vous a dit “je t’aime”

Je me languis déjà de vous entendre me répondre. Je sais que vos mots seront vibrants, sautillants, que votre prose sera tâtonnante, faite de détours et de haltes, de pleins silences et de murmures. J’espère surtout qu’en dépit du caractère officiel de votre invitation, nous parviendrons à véritablement nous rencontrer. C’est votre face, chère amie, que je cherche: ne me cachez pas votre face.

Julien