Vous allez passer une soirée avec une vieille dame de 100 ans qui parle de Dieu. Vous lui écrivez pour lui exprimer ce que vous redoutez et ce que vous espérez de cette rencontre.
Lettre de Pierre-Étienne Gschwind, lauréat suisse du concours
Arzier-Le Muids, le 20 avril 2024
Chère Madame,
Je vous écris parce que nous projetons de nous rencontrer. Et je redoute que le temps ne nous accorde pas le privilège de cet échange. Je me méfie du temps qui passe. Non pas que vous soyez plus mortelle que moi, bien au contraire. Il n’y a pas d’âge pour mourir. L’incertitude est notre lot commun. Ce n’est pas parce que l’on a cent ans que l’on va passer de vie à trépas, c’est parce que l’on ne peut pas savoir quand survient la fin qu’il nous est donné de vivre, parfois si longtemps. Alors notre rencontre, je la place sous le signe du vivant. Nous le serons assurément, ce jour-là.
Pour se voir, il va falloir choisir le lieu de notre rendez-vous. J’aimerais vous laisser me dire ce qui vous ferait plaisir, ce qui vous mettrait à l’aise. Je me rendrai où vous m’attendrez: chez vous, ailleurs, là-bas. Dans un café peut-être, un soir, si vous aimez être au milieu des conversations. En journée, si vous préférez, à l’ombre d’un grand arbre dans le parc de votre quartier, pour être parmi les oiseaux. Je sais que vous écoutez leurs chants dans ce bastion de verdure. Il faut que vous y soyez bien, je le serai aussi à cette condition. Quand on rencontre quelqu’un pour la première fois, on ne sait pas. On imagine, mais on ne sait pas. Dans ces moments-là, je me dis toujours que le plus dur est de commencer, de trouver un sujet pour démarrer. Ensuite, on est toujours étonné. Avec vous, je ne suis pas inquiet. Je sais déjà de quoi nous pourrions parler, mais je ne veux rien vous imposer.
Une question me tarabuste: qui est Dieu pour vous? À cent ans, vous devriez le connaître un peu, non? Une réponse secrète, une histoire vécue. Je sais que vous avez beaucoup écrit et je vous ai déjà lue à maintes reprises, comme un enfant qui découvre le monde et qui se sent perdu. Mais ce sont vos paroles qui m’intéressent aujourd’hui. Celles qui s’envolent, celles qui ne restent pas. Elles préfèrent le vent à la page. Je vous promets de les laisser partir, dès que vous les aurez prononcées. Je n’ai pas d’autre attente que de partager un moment du présent. Éphémère. Ce dernier mot est un de mes préférés de la langue française. Je les collectionne comme un entomologiste, mais sans les enfermer dans des boîtes. Ils sont libres les mots, les vôtres tout particulièrement.
Les éphémères forment des nuages dans nos nuits d’été. Ils condensent la vie, à l’extrême, en faisant l’amour en vol et en mourant après quelques heures. Sans se nourrir, ces imagos n’ont de rêve que de transmettre leur part vivante, depuis des millénaires. Alors quand on regarde le ciel, est-ce que l’on discerne les éphémères avant d’imaginer l’éternité? Ne sont-ils pas plus près de Dieu que les êtres humains? Leur temps unique et consacré m’inspire. Il y a de la poésie dans l’air qui devient manne blanche au bord des rivières. Mais je vous rassure, nous ne parlerons pas d’insectes. Peut-être juste de papillons, de fleurs et d’abeilles… J’ai appris à rechercher le divin dans ce qui est petit, dans ce qui nous demande de nous arrêter et d’observer, en silence. À vous lire, il me semble que vous êtes aussi sensible à cette suspension, à cet au-delà de la parole, de la grande Parole. Il faut toujours tenter de dire, sans se noyer dans des explications. Bref, je ne veux pas que vous m’expliquiez, je veux que vous me disiez.
Vous savez, en 2024, je suis à 58 ans de ma naissance et à 42 ans de votre âge. Je suis donc quelque part au milieu du gué, si je vous rattrape un jour. Mais je me sens toujours adolescent, et vous? Cette part existe-t-elle encore à cent ans? J’ai appris à l’aimer et à la consoler. Elle s’exprime par le doute, essentiellement. J’ai une seule certitude : il y a beaucoup plus de questions que de réponses. Peut-être même que plus il y a de questions, moins il y a de réponses. N’est-ce pas? J’imagine que vous me répondrez par l’affirmative. Faut-il juste dire oui, pour croire? Ce simple mot a des vertus insoupçonnées. Quand on le prononce, nos lèvres se descellent et s’ouvrent. Je suis bouche bée, souvent. Depuis quelques années, j’ai apprivoisé le mot agnostique qui me faisait peur. Il est devenu mon ami, parce qu’il me permet de prendre de la distance, de m’élever, d’aimer ce qui me dépasse… Je le craignais parce que je pensais qu’il me ferait perdre la foi, mais je me suis trompé. Il me rapproche de ce que je suis, donc de Celui qui sait mieux que moi qui je suis. Je ne me sens pas lâche de ne pas pouvoir trancher, je préfère marcher sur un chemin de crête. Il faut être plus attentif à ses pas. J’avance.
Cette question infinie de l’existence de Dieu, versus de son inexistence, comment vous débrouillez-vous avec elle? Est-ce qu’elle vous hante, la nuit, quand la lumière est si loin? Personnellement, je désire croire. C’est une question de désir, oui. Le Tout-Autre, comme on le nomme parfois, m’attire de manière cosmique. Ce tout et cet autre sont en gravitation autour du monde qui m’habite et qui m’entoure. Avec eux, j’ai appris à ne pas ignorer mon ignorance. J’ai appris à faire cet aveu comme on formule un vœu. J’ai appris à espérer. Tout n’est pas dit, comme on me l’a donné à croire dans mon enfance. La Parole n’est pas close, elle s’exprime aujourd’hui. Elle n’est pas totalitaire. Ne la laissons pas enfermée dans cette croyance de l’impossibilité du plus ou du moins: «Rien à ajouter, rien à retrancher du début à la fin.» Ce rien résonne de manière étrange dans le flot des commentaires et des interprétations. Ad libitum. Chère Madame, j’aimerais m’entretenir avec vous à ce sujet : comment Dieu nous parle-t-il entre les pages, au travers de sa large bibliothèque, via ta biblia? Polyphonie. Arborescence. Multitude. Son pluriel est si singulier. L’unicité n’est-elle pas sœur de la diversité? alors pourquoi se font-elles si souvent la guerre? Pour prendre la mesure de cette vastitude, je sais que vous avez à cœur d’aller au cœur des exégèses. Voyages au pays de nos origines*. Contrées inatteignables, par excellence.
Alors si vous êtes d’accord de vous ouvrir à moi, de me dire ce que vous pensez vraiment, je pourrais peut-être à mon tour vivre longtemps, sans vous promettre par ailleurs quoi que ce soit. Je pourrais aussi vous dire comment je vois les choses. N’est-ce pas dans l’échange et dans la controverse que nous nous enrichissons? Je n’ai pas de doute là-dessus. Nous saurons nous écouter, j’en suis persuadé. J’ai hâte de notre rencontre.
Je vous laisse donc fixer le lieu et le moment de notre rendez-vous. Ces deux dimensions sont entre vos mains et, sans elles (par simple homophonie), l’espoir de vous voir s’envolera. Comme je suis proche des oiseaux avec lesquels je partage mes aubes, je leur parlerai de vous dès demain. Sachons faire éclore les rêves…
Avec toute ma gratitude,
Pierre-Étienne
*Je viens de lire un petit livre qui m’a vraiment parlé: L’origine. Qu’est-ce que ça change?, édité cette année chez Labor et Fides, votre maison. J’ai appris qu’elle a cent ans tout comme vous. Le hasard fait parfois si bien les choses.